Snowpiercer : une allégorie politique sans illusion

Publié le par Taïké Eilée

Snowpiercer, Le Transperceneige, du réalisateur sud-coréen Bong Joon Ho, a été unanimement salué comme l'une des grandes réussites de la SF au cinéma en 2013. Mais la noirceur de son message politique n'a peut-être pas été suffisamment relevée. Elle doit pourtant être regardée en face, pour tenter d'imaginer un avenir possible.

L'article révèle l'essentiel de l'intrigue et la fin de ce film sorti en France le 30 octobre 2013. Si vous envisagez d'aller le voir, mieux vaut ne pas (encore) lire ce qui suit.

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Quand l'humanité prend le train : un microcosme étouffant

Résumons rapidement le propos : en 2014, des scientifiques pensent avoir découvert le moyen de maîtriser le réchauffement climatique, et pulvérisent dans l'atmosphère une substance chimique (qui n'est pas sans évoquer les chemtrails) dont les effets vont s'avérer catastrophiques, puisqu'elle va engendrer une nouvelle ère glaciaire. Toute vie sur Terre est anéantie, et seule une poignée d'hommes (quelques milliers) survit, dans une arche de Noé moderne : un train qui roule à toute allure dans les étendues glacées, et tourne continuellement autour du globe sans jamais pouvoir s'arrêter sous peine que ses passagers ne meurent de froid. L'action du film se déroule 17 ans plus tard, en 2031.

Une organisation sociale hiérarchique, très inégalitaire, s'est tout naturellement reformée, qui se matérialise dans l'occupation même du train : à l'arrière est parquée la plèbe, qui vit dans une misère noire et est tenue en respect par des hommes en armes, tandis que les wagons à l'avant (que les gueux n'ont jamais vu de leurs yeux) sont le lieu de vie et de réjouissances des classes aisées ; dans la locomotive, enfin, réside le mystérieux dictateur Wilford (Ed Harris), qui est aussi le concepteur du train. Ce dernier fait l'objet d'un véritable culte de la personnalité et la Machine elle-même (qui, dans son mouvement perpétuel, maintient la vie) est quasi divinisée. Des enfants sont parfois arrachés à leurs parents pauvres, pour être conduits à l'avant de la Machine, où l'on n'ose imaginer le sort qui leur est réservé...

Bientôt la révolte gronde, la plèbe maltraitée et entassée s'organise sous l'action de Curtis (Chris Evans), leader malgré lui, encouragé par Gilliam (John Hurt), sorte de vieux sage, figure tutélaire du groupe, qui cherche à faire du jeune homme son successeur. Mais pour remonter vers l'avant du train, il faut franchir des portes closes, que seul Namgoong Minsoo (Song Kang-Ho), le concepteur du système de sécurité, est capable d'ouvrir. Le type, véritable junkie, moisit dans une sorte de morgue, jusqu'à ce que les révoltés conduits par Curtis ne viennent le réveiller à l'aide de kronol, une drogue dont il est accro. Sa fille de 17 ans, Yona (Ko Asung), est tout aussi accro que lui, et semble posséder un étrange pouvoir médiumnique, lui permettant de pressentir ce qui se cache derrière chacune des portes. Le groupe va alors remonter, wagon par wagon, vers l'avant de l'immense train, au prix de combats d'une extrême violence et de pertes humaines considérables.

Après avoir livré une bataille sanglante contre de terrifiants guerriers au look de bourreaux, protecteurs de l'oligarchie en place, le groupe affaibli s'arrête. Seuls Curtis, Namgoong Minsoo, Yona, épaulés d'un vaillant combattant et de deux parents dont les enfants ont été enlevés, continuent l'avancée. Avec, en guise d'otage, Mason (Tilda Swinton), ridicule représentante de la classe privilégiée aux faux airs de Margaret Thatcher. Ils traversent alors des compartiments plus enchanteurs et luxueux les uns que les autres, où les happy few vivent dans une étonnante insouciance (comme anesthésiés par leur confort), mais découvrent aussi la propagande insensée qui s'exerce dans l'école du train...

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De nouveaux drames surviennent. Curtis, Minsoo et Yona seront les seuls à aller au bout du périple. Ils se fraient un passage dans une discothèque bondée où l'alcool coule à flot, où la drogue est partout, passent à travers un dernier wagon jonché de junkies moribonds, et c'est l'étape ultime : les voilà devant la dernière porte où trône Wilford. Alors que Curtis est décidé à aller jusqu'au bout pour tuer l'horrible tyran, Minsoo a une autre envie : faire sauter une autre porte, sur la gauche, qui mène hors du train, à l'aide de kronols agglomérés qui pourraient faire office d'explosif. Minsoo a remarqué que la neige à l'extérieur commençait à fondre, et en a déduit que la vie était en train de redevenir possible.

Revolution : Just an illusion

Le face-à-face final entre Curtis et Wilford aura cependant bien lieu. Moment d'une terrible révélation : la révolte que Curtis a cru mener était en réalité voulue par Wilford lui-même, et manipulée par le "vieux sage" Gilliam, complice du tyran. Son but : réguler la surpopulation dans le train, retrouver un équilibre démographique permettant à l'humanité et à son organisation sociale de perdurer. Selon Wilford, les hommes livrés à eux-mêmes s'entretuent (comme dans l'état de nature de Hobbes) ; il convient donc de les tenir à leur place, de leur faire respecter la place "naturelle" qui leur a été attribuée. L'oligarchie seule peut ainsi rendre viable une société, et la révolution elle-même est intégrée au système, pilotée par le système, pour permettre le maintien des fragiles équilibres. Glaçante leçon de philosophie politique.

Wilford, fatigué de sa solitude, propose à Curtis de prendre sa place. En remontant tout le train, ce que personne avant lui n'avait réussi, il a démontré ses qualités pour devenir le nouveau chef dont le bétail humain a besoin. Le révolutionnaire (simple idiot utile en vérité) va-t-il accepter de se muer en tyran ? Car telle semble être l'intraitable nécessité, l'inévitable issue de toute tentative d'émancipation...

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Wilford (Ed Harris)

La Croix a beau voir dans ce film "une ode à la résistance", dénonçant "le cynisme du pouvoir absolu" et affichant "son refus d’accepter l’inacceptable au nom du réalisme", quel est le résultat de la résistance ici ? La perpétuation de l'oligarchie, des strictes hiérarchies et du pouvoir du chef. Snowpiercer dénonce certes le grotesque du pouvoir et de ses sbires, pantins désarticulés et fanatisés aptes à n'émettre que des slogans, mais il affirme aussi que toute résistance se révèle illusoire si elle prétend renverser l'ordre établi. Pessimisme noir. Vous pourrez bien décapiter le sommet de la pyramide et le remplacer ; mais la pyramide, elle, restera en place, immuablement. Si les critiques ont volontiers perçu dans ce film une dénonciation des Etats totalitaires ou fascistes, il délivre en vérité une vision assez désespérante sur le fonctionnement de tous les Etats, y compris lorsqu'ils se prétendent démocratiques et libéraux. Ecoutons à ce propos le réalisateur lui-même :

"L’idée du mensonge politique est au cœur du film. Quand un système arrive au bout du rouleau, qu’il est obsolète et qu’il opprime les gens, toutes sortes de fables sont imaginées pour maintenir artificiellement le pouvoir en place. Ici, c’est la notion magique du moteur à mouvement perpétuel et qui devient une religion, mais, en fait, les pièces détachées s’usent, et il n’est pas possible de les remplacer, alors on cache les déficiences du système et les solutions terribles qu’il réclame pour subsister. J’ai pensé à la structure d’Apocalypse Now, avec le personnage de Curtz-Brando au terme de la remontée du fleuve dont Wilford dans le train est un équivalent. Le spectateur ne peut pas aller plus vite que le héros Curtis dans son avancée et plus on progresse avec lui, plus ce sont les idées qui priment sur l’action."

Si Snowpiercer n'a évidemment pas la puissance unique d'Apocalypse Now, il a le mérite, sous les dehors d'un film d'action à l'esthétique très léchée, de faire passer un message politique fort et sans concession, dont le happy end supposé est pour le moins ambigu. Au point de faire trembler aux Etats-Unis ; le film y a en effet été amputé de vingt minutes. "Au pays de l’enthousiasme compétitif et du soft power, remarque Didier Péron, la simple représentation de la fureur que peut représenter l’antinomie riches-pauvres passe mal". La révolte populaire contre le Talon de fer met à nu l'illusion d'un ordre juste (qui n'est que propagande pour camoufler l'injuste et même souvent l'horreur), mais la révolte elle-même est illusion, car perpétuellement intégrée, digérée par le système, voire orchestrée par ce dernier. L'illusion est double, et semble nous enfermer dans un cercle de l'absurde.

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Derrière le décor, la lutte des classes
Une faible lueur dans les ténèbres

Dans Snowpiercer, le train qui va à toute vitesse sans arrêt possible représente notre monde cupide qui ne sait où il va, mais doit continuer toujours plus vite à pédaler (comme un hamster fou dans sa roue) pour ne pas tomber. Le culte de la Sainte Machine renvoie au culte de la Croissance infinie, au nom de laquelle tout est permis. La drogue omniprésente chez les classes aisées (bien plus que chez les gueux) leur permet d'oublier qu'elles vont dans le mur, et les junkies cadavériques, à l'avant-dernier étage de la fusée, symbolisent la logique mortifère de l'ensemble, de cette société qui suit sa logique propre, autiste, sans prendre le moindre recul et apercevoir le malheur qui la guette. Wilford, seul dans sa loco où règne un calme effrayant, avec pour unique compagnie une sorte de geisha psychopathe, est le visage de ces élites qui, à force de s'isoler du peuple, en deviennent dangereuses.

La seule porte de sortie donne bel et bien, comme l'avait vu Minsoo, sur l'extérieur du train et il faut la faire sauter ! Ce que notre artificier défoncé ne manquera pas de faire. Mais, de même que l'action de l'homme pour enrayer le dérèglement climatique avait eu (au début du film) un effet catastrophique, son action (à la fin) pour sortir du train fou se révèlera tout aussi destructrice ; l'explosion libératrice est en effet cause d'une énorme avalanche, sur les pentes montagneuses entre lesquelles sillonne l'interminable ténia de fer, qui déraille. L'humanité semble alors définitivement perdue, prisonnière de la ferraille et des glaces éternelles.

Yona et un jeune enfant (rescapé de la locomotive, où il entretenait les rouages usés de la Machine) sont pourtant miraculeusement sains et saufs, et s'extraient de la carcasse argentée. La neige est plus tendre qu'auparavant, et au loin on aperçoit même la vie, sous la forme splendide d'un ours blanc. Lueur d'espoir ? Si l'on oublie tout réalisme, oui ; sinon, le plus probable est que la grosse bête, redoutable prédateur, fera de nos survivants sans défense son petit-déjeuner. Et c'en sera fini de l'humanité. L'espoir est donc bien mince, et Bong Joon Ho nous laisse entrevoir que la solution, en cette fin de cycle, ne sera probablement pas politique, dans le sens vermoulu du terme. La jeunesse des deux survivants nous incite assurément à renouveler nos cadres de réflexion.

Publié dans Cinéma

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