Soral sur BFM TV : petite leçon de montage télévisé

Publié le par Taïké Eilée

Encore un article ou pas sur Alain Soral ? Telle est la question. Sept ans (déjà) après mon unique article sur lui (qui relatait le désormais fameux incident de Sciences Po), de l'eau a coulé sous les ponts, Soral et ses idées ont fait du chemin, et j'aimerais commenter brièvement la récente interview (escamotée) qu'il a donnée à BFM TV. Ce n'est pas tant Soral qui m'intéresse ici (même s'il en sera un peu question) que l'attitude des médias, qui finalement ne change pas au fil des ans, lorsqu'il s'agit de traiter de ce qui sort de la doxa. Un cas supplémentaire qui nous démontre l'obsolescence de la télévision pour qui veut un peu plus d'intelligence du monde.

 

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Le 14 décembre 2013 à 18h15, BFM TV diffuse un reportage sur Dieudonné, dont le succès (ainsi que celui de sa quenelle) inquiète. Faute d'avoir pu interviewer le principal intéressé, la chaîne a dépêché un journaliste pour s'entretenir avec Alain Soral, son plus célèbre et influent soutien. Dans le montage final, Soral aura la parole pendant environ 25 secondes ; l'entretien, filmé intégralement et mis en ligne par l'équipe d'Egalité et réconciliation, dure, quant à lui, près de 38 minutes.


Le montage final (Soral à partir de 9'10) :


 

L'entretien dans son intégralité :


 

La journaliste de BFM TV justifie elle-même le peu de temps qui a été laissé à Soral dans le montage final ; son propos ne serait qu'une interminable "logorrhée", dont le Wiktionnaire nous rappelle la définition :


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Le jugement est dur pour caractériser la parole de celui qui se présente, tel Yoda face aux apprentis Jedi, comme le "maître du Logos"...

 

Cachez cette complexité que je ne saurais voir

 

Logorrhée ou pas, Alain Soral ne répète pas pendant 38 minutes ce qu'il dit durant les 25 misérables secondes retenues par BFM TV. Durant ce très court laps de temps diffusé à l'antenne, il dit trois choses : d'abord, il justifie le fait que son équipe filme l'entretien (afin de montrer à tous la manipulation du montage à venir), ensuite il définit les différents types de quenelles (purement potache ou "ultra-politique" comme la sienne), enfin il explicite son message ("Vous commencez à nous faire chier, vous la toute-puissante communauté juive organisée, dite communauté sioniste"). Le reste du propos est donc censé être sans intérêt, selon BFM TV, relevant essentiellement du trouble mental.

 

Ce qui est fascinant, et très imprudent, c'est que le reportage mentionne le fait que l'interview est disponible en intégralité sur le site de l'interviewé ; or quiconque aura la curiosité de la regarder se rendra bien compte du côté caricatural et évidemment très appauvrissant du montage. Et il comprendra l'intérêt de la démarche citoyenne consistant à filmer soi-même les entretiens réalisés par les journalistes : accéder à un peu de complexité et de nuance, et disposer de la matière suffisante pour commencer à juger par soi-même.

 

Dans le reportage de BFM TV, on laisse entendre que le propos final de Soral qui nous est présenté, assez grossier et énervé, se situe en début d'entretien et que 38 minutes dans le même genre vont suivre ("La logorrhée va commencer, 38 minutes au total"). En vérité, ce passage arrive après 27 minutes d'entretien, qui ne portaient pas sur le message de la quenelle, mais plutôt sur les conditions de la rencontre initiale de Soral avec Dieudonné, les caractéristiques de l'humour de ce dernier, très politique (avec des références à Coluche, Desproges et même Molière), mais aussi sur l'attitude des médias et du pouvoir vis-à-vis de lui, ou encore le communautarisme victimaire mettant à mal l'universalisme républicain. On peut d'ailleurs noter que Soral est relativement calme dans ce début d'entretien (avant de monter en pression), alors que la séquence sélectionnée par BFM TV nous le montre déjà fort agité.

 

Par la suite, Soral, qui veut nous garantir que la quenelle n'est qu'un simple geste d'insoumission au "système" (et pas une sorte de salut nazi), nous apprend qu'il privilégiera désormais, pour sa part, et ce afin de lever toute ambiguïté, le traditionnel bras d'honneur (qu'il ne se priva pas d'effectuer à de très nombreuses reprises face au journaliste). Il rappelle aussi que ses critiques ne portent que sur les élites communautaires juives (qu'il juge racistes), pas sur ce qu'il appelle "les Juifs du quotidien", de même que lorsqu'il critique les Etats-Unis ou Israël, il ne vise pas le peuple américain ou le peuple israélien ; on est convaincu ou pas par cette affirmation, mais en ne visionnant que le reportage de BFM TV, on n'en aurait rien su.


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Plaisir non dissimulé : multiplier les bras d’honneur face à un journaliste

 

Cultiver l'ambiguïté ou en sortir

 

On est convaincu ou pas, disais-je, car l'ambiguïté plane parfois, notamment dans les vidéos du mois du sieur Soral, dans la rubrique "L'antisémite du mois", qui valorise des propos visant, non pas les seules élites communautaires juives, mais bien les Juifs en général, affublés des stéréotypes habituels (aimant l'argent, dominateurs, etc.). Parfois, Soral est très clair, qui désigne le peuple juif lui-même comme étant le problème : "Les hommes de talent, les hommes qui avaient de la morale et les religieux authentiques avaient bien désigné le judaïsme comme un problème ; le Christ, les Evangiles, le Coran, les penseurs du socialisme, les penseurs de la tradition, tous avaient bien dit : il y a un problème avec le judaïsme et le peuple qui porte cette idéologie". Plus loin, il parle encore d'"un peuple qui prétend être le peuple élu (...), un peuple qui prétend au suprémacisme racial pour des raisons théologiques et belliqueuses". Les "Juifs du quotidien" peuvent-ils ne pas se sentir visés ici ? C'est un peu la même ambiguïté qui plane lorsque Jean-Marie Le Pen dit ne pas en vouloir aux immigrés mais à la politique d'immigration, tout en affirmant préférer voir des vaches plutôt que des Arabes. Les Arabes sont-ils censés avoir suffisamment d'humour pour ne pas y voir un propos peu aimable à leur endroit ?

 

Soral prend appui, pour justifier son antijudaïsme (terme plus approprié qu'antisémitisme) sur des citations belliqueuses et haineuses de l'Ancien Testament. "Le projet de l'Ancien Testament, dit-il, c'est le projet des chrétiens sionistes et le projet des néoconservateurs américains, c'est un projet hostile à ceux qui n'en sont pas, c'est un projet de domination mondiale, de soumission par la violence, c'est un projet de purification ethnique ; il suffit de lire l'Ancien Testament, il suffit après d'en écouter le commentaire du Christ à travers les Evangiles, et le commentaire du Prophète en lisant le Coran". Michel Onfray prélève, de son côté, des textes très comparables dans le Coran, intolérants, belliqueux, haineux, que Soral n'a semble-t-il pas vu, puisqu'il dit avoir lu cet ouvrage sans y avoir rien trouvé à redire. "L'islam est un problème", lance ainsi le philosophe médiatique le 10 juin 2010 sur RMC, pointant notamment son antisémitisme, sa haine de l'étranger et sa valorisation de l'égorgement des infidèles. "Il faut lire" (pour le savoir), insiste Onfray (mais alors lui et Soral ont-ils bien lu le même livre ?). Le journaliste qui lui fait alors face lui fait remarquer que les musulmans en France ne correspondent pas à ce noir portrait, et Onfray de préciser qu'il ne parle évidemment pas des musulmans (qui peuvent avoir pris des libertés vis-à-vis du texte sacré, ou même ne pas le connaître) mais de l'islam (tel que le Coran le fige). Quand Soral associe, au moins parfois (par simple maladresse ?), les pires horreurs de l'Ancien Testament au peuple juif tout entier, est-ce à dire qu'il considère que ce dernier ne pourrait pas prendre certaines libertés avec son texte sacré ?

 

Le 3 octobre 2012, Maurice T. Maschino (auteur du très revigorant Oubliez les philosophes !) avait écrit dans Le Monde à Michel Onfray, déplorant sa condamnation sans nuance de l'islam ; et il avait tenu ce propos au sujet de la religion en général, qui pourrait s'adresser tout aussi bien à Alain Soral :

"Il y a ce qu'elle dit, et il y a la société dans laquelle elle le dit et qui, loin de la noircir davantage, peut la décolorer, la banaliser, la rendre pour l'essentiel inoffensive et en désamorcer les énoncés les plus scandaleux. Il y a ce qu'elle prescrit, et s'il y a des hommes, des femmes qui entendent ses prescriptions, il y en a d'autres qui ne les entendent qu'à demi ou pas du tout.

En négligeant le contexte historique dans lequel une religion s'inscrit et qui la colore, en ne tenant aucun compte de la liberté de chacun de l'interpréter ou de l'ignorer, tu fais de toute religion, et en particulier de l'islam, une sorte d'éradicateur absolu de la pensée, d'obstacle majeur à toute réflexion, un monstre qui condamne les hommes à la bêtise la plus crasse."

Il est bien évident qu'il faut faire le distinguo entre l'intégriste qui connaît son livre saint par coeur, et en a une interpétation dogmatique, et le croyant moyen, qui généralement le connaît mal, et a - Dieu merci - un rapport distancié avec lui, qui se dilue dans le rapport qu'il a aux autres dans la société au sein de laquelle il vit (d'où l'importance de travailler à la qualité de ce rapport). Et ramener les croyants "du quotidien" aux dogmes infaillibles auxquels ils sont supposés croire, alors qu'il s'agit souvent d'une vague tradition de coeur, qui leur permet naïvement de penser que leur religion est une religion de paix et d'amour (ce qu'est sans doute réellement leur religion personnelle, celle qu'ils ont intériorisée), voilà qui n'est assurément pas le chemin à suivre. Au lieu de ramener chacun à ses origines, parfois mythiques, cultiver ce qui est susceptible de rassembler, et qui passe nécessairement par un esprit de modération constant, de mesure, de douceur. Certains philosophes, mais peut-être aussi simplement l'humanité commune que chacun porte en soi et découvre lorsqu'il se recueille, peuvent y aider.

 

L'éternel retour du même

 

Mais revenons à nos moutons. Dès 2006, le professeur de journalisme à l'Université de New York Jay Rosen remarquait que, dans le nouvel univers formé par les blogs, le public et les sources "disent aux journalistes qu'ils sont eux aussi producteurs et que, à cet égard, dans une interview, ils doivent traiter sur un pied d'égalité, puisque, tout comme les professionnels de la presse, eux aussi produisent des sujets à partir de ce matériel". Et il notait : "Cette attitude sera maintenant la norme pour tout entretien susceptible de porter à controverse" (cité par la journaliste au New York Times Katharine Q. Seelye dans son article "Le journaliste arroseur arrosé... par les blogs"). Cette norme n'a manifestement pas encore été intégrée par nos médias. Sinon, ils ne pratiqueraient pas les montages grossiers dont ils sont coutumiers.

 

J'avais déjà eu l'occasion d'en examiner un cas, plus en détail, en 2009 : un numéro particulièrement caricatural de l'émission "Complément d'enquête", portant sur Internet et les informations - forcément très peu fiables - qu'on y trouvait. A l'époque, ce sont notamment des images filmées par l'association ReOpen911, lors d'un entretien avec une équipe de France 2, qui nous avaient permis de voir le décalage saisissant entre les 53 minutes de rushes et le montage finalement diffusé (2 minutes "bien" choisies). Les défauts essentiels de ce montage étaient : son caractère biaisé, ses omissions et ses approximations, le rejet de la complexité et de la nuance dans les propos des interviewés, et finalement la fabrication d'une histoire, conforme aux attentes et aux préjugés des journalistes. Tout devait être simple et sans surprise. Prêt à être consommé par un public conditionné.

 

Près de huit ans après les propos de Jay Rosen, et presque cinq ans après mon article, rien n'a changé. Dès qu'ils touchent à un sujet polémique, les journalistes - contraints certes par des limites de temps et d'espace - vont à la rencontre de l'Autre (le pestiféré qui pense autrement) pour y trouver la confirmation à leurs a priori. Et ils ne font, en définitive, que répéter indéfiniment les mêmes clichés (c'est l'éternel retour du même). Ce sont ces clichés, précisément, que les internautes actifs ne supportent plus, eux qui ont accès à des vidéos plus longues, et à une multitude d'écrits, qu'ils peuvent croiser, comparer, au point qu'ils sont de plus en plus nombreux à déclarer se séparer - tout bonnement - de leur poste de télévision, histoire de se libérer un peu l'esprit.

 

La question que l'on peut finalement se poser est la suivante : le caractère grossier, et même parfois manipulateur, des montages que nous propose trop souvent la télévision, tient-il aux contraintes formelles auxquelles sont soumis les journalistes ? Autrement dit, est-ce parce qu'ils sont obligés de faire court (quelques minutes pour tout un sujet) qu'ils ne peuvent pas introduire la moindre complexité, qui exigerait un temps beaucoup plus long pour être appréhendée ? Ou alors, est-ce parce qu'ils sont notre nouveau clergé (contraints de l'être à cause de l'effondrement des anciens) que les médias sont voués à se comporter de la sorte, comme défenseurs acharnés de la "pensée correcte" du moment ? Je vous laisse méditer sur ce sujet avec Régis Debray...






Publié dans Politique et Internet

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